Travail : ruptures et déprises subjectives

Quand l’organisation déshumanise, peut-on soigner le travail ?

Une étude du CNRS de Valérie Boussard, Delphine Mercier et Pierre Tripier, sociologues, L’aveuglement organisationnel ou comment lutter contre les malentendus, nous avertissait en 2004 d’une logique nouvelle.

L’illusion gestionnaire, solidaire de l’évaluation, repose sur une croyance propre à notre modernité. Elle consiste à croire qu’en multipliant les règles, leur transparence, on rend l’activité conforme. A la place du père qui ne fait plus l’histoire, ce dont Freud s’était saisi, un ensemble articulé de règles qui ne saurait mentir : en découle la nécessité de multiplier en permanence les dispositifs, pour réduire les malentendus. Ce cercle gestionnaire, partout à l’œuvre, répand un vocabulaire restreint et diffracte l’organisation en étapes spécifiques. Il réduit relations et langage à des opérations segmentées dont nous mesurons aujourd’hui qu’elles détruisent les savoirs faire et le lien social. L’ouvrage d’Ivan du Roy, Orange stressé, fourmille d’exemples où l’engagement professionnel s’est trouvé mis à mal par une organisation bureaucratique qui contraint. L’inventivité et la souplesse sont saluées dans le discours,- c’est le nouvel idéal qui écrase-, mais le non respect du protocole est quant à lui sanctionné. Un illogisme kafkaïen, porteur de haine, dont un médecin du travail se faisait l’écho :  « Certes, vous êtes notre meilleure vendeuse, s’était entendu dire une patiente qui travaille dans un centre d’appels, mais cette année vous n’aurez pas de prime puisque vous n’énoncez pas, à la lettre, le protocole du discours que vous êtes censée tenir ». Cette femme est écoutée en permanence et ce contrôle invisible va, après cette sanction, se déchaîner sur sa face impitoyable.

Cette culture de mort peut revêtir les aspects du « management par la peur », bien connu depuis que ce sont multipliés les travaux sur le malaise dans le travail et ce que l’on nomme ses pathologies : stress, souffrance, harcèlement, jusqu’à la vague de suicides. Elle interroge les effets dévastateurs d’un discours qui s’étend et qui doit sans cesseproduire le contre poison de son impuissance. La langue administrative, la religion du chiffre sont des discours qui exigent la mort du particulier. Ils ont pour effet de dévoiler une proximité toujours prompte à apparaître entre sujet et déchet.

Freud nommait ce rapport trop direct du surmoi à l’objet, pulsion de mort et il a beaucoup étudié son incidence dans la civilisation. Lorsque les masques du désir tombent, il ne reste plus que la douleur d’exister ou l’indignité qui dévoilent le sans valeur de l’être.

Le Centre de Consultations et de Traitement Psychanalytique de Lyon n’est pas un lieu spécialisé dans la souffrance au travail. Plutôt dans sa déprise, si l’on considère qu’il accueille souvent des personnes éloignées d’un emploi. Beaucoup avaient un travail à durée indéterminée dont elles ont démissionné brutalement ou qu’elles ont abandonné à la suite d’une période de démoralisation. Les médecins du travail n’ont affaire à ces patients qu’à l’occasion d’une nouvelle embauche, lorsqu’elle se présente. S’ils connaissent la clinique du patient qui souffre dans son travail, ils ignorent la condition de celui qui s’en va, sans autre forme de procédé. Pas de plainte adressée à l’autre, de message, mais une décision proche du passage à l’acte, lequel génère un enfermement peu propice à une nouvelle possibilité d’investissement. Le symptôme « souffrance au travail » révèle alors la honte qui tombe sur le sujet et qui se fait « objet évacué ». Le paradoxe de bien des personnes que nous rencontrons est qu’elles se disent très justement des « travailleuses » et des « travailleurs », qui ne parviennent plus à se soutenir de cette boussole.

Le Centre de Consultations et de Traitement Psychanalytique de Lyon, regroupe des psychanalystes d’orientation lacanienne. S’y élabore un travail de réflexion et de recherche liée à la souffrance subjective, comme cette journée souhaite en apporter le témoignage, pas sans ceux qui sont confrontés au mal être généralisé que nous rencontrons : médecins, psychologues, travailleurs sociaux, etc…

Il ne saurait y avoir la souffrance au travail, car il s’agit pour nous de ne pas laisser le sujet fixé à cette signification sociale qui cependant lui sert d’accroche. Chaque souffrance emporte un point d’opacité. C’est précisément ce que veulent ignorer les expérimentations pseudo régulatrices, qui se multiplient dans le monde du travail. La pulsion de mort est notre commune condition, nous pouvons en cerner les logiques, mais elle est au un par un.  C’est le pari que nous nous proposons de soutenir dans cette journée que nous voulons d’échanges et de formation.

Jacqueline Dhéret