La psychologie sur le toboggan technocratique – Anne Ganivet Poumellec

Par Anne Ganivet Poumellec, psychanalyste, membre ECF

Entre psychologue et travail, la mesure est à son comble, nous y voyons partout démonstration faite de ce que Jacques Lacan et Georges Canguilhem nous enseignaient fortement : «  la psychologie…a découvert les moyens de se survivre dans les offices qu’elle offre à la technocratie ; voire, comme conclut d’un humour vraiment swiftien un article sensationnel de Canguilhem : dans une glissade de toboggan du Panthéon à la Préfecture de police »1.

Le 12 mars 2008 Philippe Nasse et Patrick Légeron ont remis à Xavier Bertrand, Ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité un Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail 2. Ils ont été missionnés en novembre 2007 par le Ministre et la Direction générale du Travail pour produire un rapport décrivant les risques psychosociaux liés au travail et les principaux facteurs de risque et proposant des indicateurs pour identifier, quantifier et suivre ces risques.

Créé en 1989 par son actuel dirigeant, le Docteur Patrick Légeron, le cabinet de consultants Stimulus possède une expertise reconnue dans le domaine du stress en entreprise. Les consultants de Stimulus sont des médecins psychiatres, des psychologues formés aux sciences du comportement et à la psychologie cognitive, des psychosociologues et des sociologues des entreprises et des organisations. Tous sont membres de l’AFTCC – Association Française de Thérapie Comportementale et Cognitive .

Les activités du cabinet Stimulus s’organisent autour de quatre pôles : l’évaluation, le conseil, la formation, l’accompagnement.

Le cabinet Stimulus intervient dans de nombreuses entreprises et organismes publics pour « mettre en place des solutions spécifiques en matière de gestion du stress professionnel et d’adaptation au changement »3. Il intervient même tous azimuts : organismes bancaires, télécommunications, informatique, industrie, transports, administrations, assurances, secteur médical, organismes professionnels…on ne voit pas quel secteur d’activités échappe au conseil de Stimulus. Depuis presque vingt ans, ce cabinet s’est introduit dans l’organisation des entreprises et dans la formation des dirigeants.

Le ministre s’adresse donc à un acteur fortement impliqué, bien placé pour répondre des effets des nouvelles normes en matière d’organisation du travail. Nous pouvons cependant être sûrsd’une chose : ce partenaire occasionnel de l’État ne s’attardera pas à la recherche des causes. Il ne le fera pas pour deux raisons, la première est que cela reviendrait à répondre de sa position et de son incidence sur ce qu’il ne cesse de constater : le risque psychosocial augmente. La deuxième réside dans son angle d’attaque de la question posée par le ministre. En effet comme il est exposé dans l’introduction du rapport, ses auteurs se sont décidés à contrer une pratique française qui privilégie la recherche des causes, car, pour nos deux auteurs, « l’accent mis sur les causes se transpose à la recherche de la responsabilité des fauteurs de ces causes et toute possibilité de consensus disparaît dès l’origine »4.

Cet acteur partenaire se présentera donc sous les traits d’un observateur aussi neutre que possible, soucieux avant tout d’éviter toute recherche de responsabilités pour privilégier un consensus énigmatique.
Le leurre de la supposée neutralité.
Pour contrer toute division, l’objet du rapport fixe le couple « santé psychique de l’individu » et « conditions sociales de travail ». Ce couple sera observé par des « méthodes scientifiquement neutres et fiables…des enquêtes psychosociales, dont la fiabilité statistique est éprouvée… des questionnaires validés et rodés »5. En fait ce couple va produire le lapin mis dans le chapeau au début : une mesure, une mesure qu’on appelle le risque psychosocial.

Le risque psychosocial est une construction qui présente au moins deux particularités : la première se situe dans la langue, c’est le singulier grammatical chargé de mettre de l’ordre dans la variété, source de confusion pour nos rapporteurs. Donc au lieu de stress, harcèlement moral, violence, souffrance, suicide, dépression, troubles musculo-squelettiques… nous dirons RPS, risque psychosocial. La deuxième particularité tient à sa nature de calcul puisque le risque est une probabilité, probabilité de constater qu’il y a stress, dépression, harcèlement moral, suicide etc. liés aux conditions de travail.

Le rapport conseille au ministre soucieux de consensus de ne pas s’engager dans la recherche des causes et des explications « dans un environnement juridique où l’employeur, dans un sens très général, est responsable de toute atteinte à la santé de ses employés due à des causes liées au travail »6 mais plutôt « d’entreprendre un effort premier et majeur en faveur de la mesure aussi neutre et objective que possible du simple fait »7. Il est rappelé que l’État lui-même est un employeur. Là où votre responsabilité risque d’être engagée, nous vous proposons de glisser notre mesure, pourrait-on dire.

Cette mesure, sans ignorer la pluralité des théories, se ramènera à l’élaboration d’un questionnaire, là encore la pluralité justifie qu’on opte pour le singulier et puisque Stimulus est déjà là depuis vingt ans, que pourrait-on envisager comme outil mieux adapté à fixer l’indicateur global que ce cabinet très informé ? Dans son résumé le rapport de Messieurs Nasse et Légeron presse le ministre de se prononcer sur le questionnaire qui fera autorité pour déterminer l’indicateur global.

On voit le cabinet Stimulus à la fois préserver soigneusement sa clientèle prospectée, les employeurs au sens large, et souffler à la puissance publique le bon de commande qui suivra ce rapport : construire le questionnaire qui fera émerger l’indicateur global et bien sûr l’appliquer au plus grand nombre d’entreprises.

Ce n’est pas le seul abus que comporte ce rapport et je m’attacherai à en souligner un autre qui touche à une consistance éprouvée au cours de ma pratique au sein de l’association Souffrances au Travail.

Par cette association, des collègues et moi-même proposons à ceux qui éprouvent une difficulté cruciale liée au travail, le plus souvent dans l’urgence, de rencontrer un psychanalyste le temps d’un traitement dont les séances sont gratuites. De cette expérience qui dure depuis l’année 2000, nous avons constaté que les inspecteurs et les contrôleurs du travail disposent d’une grande pertinence d’évaluation des souffrances créées au travail. Sans enquêtes à la fiabilité statistique certaine, sans questionnaires validés et rodés, parfois sur un simple coup de téléphone, ces hommes et ces femmes de terrain savent orienter quelqu’un vers SAT, toujours de façon adaptée.

Nous voyons également de la part de certains médecins du travail se mettre en place un partenariat efficace dans le cadre de prises en charge particulières. Pour certaines personnes reçues dans le cadre de SAT, la situation invivable au sein d’une entreprise est considérablement allégée par le fait que le médecin du travail met en œuvre une procédure d’inaptitude. Par le travail des séances, cette procédure prend une valeur de contingence et permet que s’ouvre une véritable porte de sortie.

Que lisons-nous à ce propos dans le rapport ? Messieurs Nasse et Légeron s’intéressent de près à deux sources d’information très précises, celle des médecins du travail qui rédigent un rapport annuel d’activité, malheureusement sur papier, stocké au niveau des régions est-il précisé, et celle des inspecteurs du travail dont les rapports devraient constituer « un très important stock d’information… inexploité au plan national »[1]. Ils préconisent d’informatiser selon un schéma agrégeable ces données et de les centraliser au plus vite. Si ce conseil était suivi nous verrions les véritables experts, hommes et femmes de métier, devoir faire entrer dans la nasse de codifications figées tout un pan de la réalité sociale. Nous verrions s’estomper et pâlir un champ d’acteurs réalistes et compétents que l’État, pas si fou, n’a pas craint de mettre en place tout au long de son histoire où l’art de gouverner n’a pas toujours craint la complexité humaine.

Les rapporteurs incitent la puissance publique à exercer sa responsabilité en développant un système d’information statistique qui constituerait un indicateur global, l’indicateur serait mesuré par une enquête annuelle obligatoire. Cette enquête serait réalisée auprès des salariés par les médecins du travail et exploitée par les services statistiques du ministère de la santé. Ses résultats justifieraient s’il faut agir et où. En ce point seulement on rechercherait les causes, relatives à l’entreprise elle-même. Il conviendrait alors de mieux former, action relevant du domaine de compétence du cabinet Stimulus.

Le rapport Nasse-Légeron n’hésite pas à répartir les tâches entre ministères s’adressant à la puissance publique statistique qui semble les chapeauter tous. Rien ne doit échapper à l’outil du calcul et au pouvoir du calculateur : indiquer le standard, la moyenne, l’écart.
Gageons que le ministre a été agacé à la lecture de ce rapport qui n’est pas sans prétention. On y décèle parfois un dirigisme hautain lié à la certitude de ses auteurs : un fait est observable d’être codifié pour entrer dans une mesure. Parions même qu’un malaise pourra se faire jour du fait de l’écrasement du désir politique. N’est-ce pas l’acte politique qui est ici confisqué au profit d’une somme d’actions auto-justifiées, restaurant sans cesse une ligne médiane où la chose publique vient mourir dans un piètre reflet standardisé ?

Pour les salariés, rien de bon à attendre, écrasés doublement par l’aliénation inhérente au travail et par le chiffre qui mesurera leur RPS, ils devront se rendre encore plus transparents, encore plus nus 8.

1 Lacan J., « Lascience et la vérité »,  Écrits, Seuil, 1966, p.859
2 www.travail-solidarite.gouv.fr
3 www.stimulus-conseil.com
4 Nasse P. et Légeron P., Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, 2008, p.6
5 Nasse P. et Légeron P., op. cit., p.4
6Nasse P. et Légeron P., op. cit., p.17
7 Nasse P. et Légeron P., op. cit., p.17
8Nasse P. et Légeron P., op. cit., p.22