L’analyste accueille la disparité

Je suis impressionné. « Conclure », je ne sais pas si c’est le mot juste mais « ponctuer » peut-être ce qui a pu se dire dans cette journée, et ce que nous essayons d’élaborer au jour le jour au CPCT avec ce qui s’y dépose c’est-à-dire, un savoir inédit.

Par Jacques Borie

Pour tous ceux qui ont une pratique de la psychanalyse depuis un certain temps comme moi et comme quelques autres, je dois dire que chaque fois que nous travaillons au CPCT nous avons l’impression d’avoir affaire à quelque chose de nouveau. Certes on peut le dire de chaque cas, c’est ce que disait Freud : voir chaque cas comme si c’était le premier. Mais enfin là il y a des faits nouveaux plus radicaux. Ce qui est nouveau c’est aussi cette journée c’est-à-dire pour une première fois une rencontre, un événement, entre des psychanalystes, des travailleurs sociaux, des élus, des responsables administratifs et autres. Cet échange, cette rencontre, il a fallu longtemps pour qu’on en arrive là alors qu’au fond cela aurait dû nous paraître depuis longtemps plus évident. Si cela ne se fait que maintenant c’est que sans doute il y a les contingences de la vie.

Notre collègue de Madrid, mon amie Carmen a bien rappelé ça. Il a fallu le traumatisme de l’attentat d’Atocha et des dizaines de morts pour que l’on se dise « mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’avons-nous à dire ? A faire ? A répondre ? ». Eh bien la réponse c’était le CPCT, sortir de son cabinet pour voir dans la cité ce qui pouvait se faire entendre de notre pratique apparemment un peu hors de la cité. S’il faut des histoires comme ça, c’est-à-dire un événement qui vient briser quelque chose, sans doute est-ce parce que du coté des psychanalystes, il y a une part de rêverie qui leur a fait depuis longtemps imaginer qu’ils pouvaient être un peu à l’abri de tout cela, à l’abri du monde tel qu’il va. Ce rêve de l’extraterritorialité, on pourrait l’appuyer sur la pratique même de l’analyse : il s’agit de l’intime, où chacun est invité à dire le profond de son être, son intériorité la plus ineffable. Et bien pourtant si les psychanalystes suivaient simplement leur maître Freud d’abord, ils pourraient penser le contraire. Mais s’il y a une tendance à la rêverie c’est parce que le psychanalyste a affaire au réel le plus brutal, l’insupportable pour chacun de quelque chose, et qu’il tente de le traiter d’une façon dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas facile.
Freud en effet parlait de l’inconscient comme de l’Autre scène, la scène de l’Autre. Autrement dit il supposait au cœur même du sujet une extériorité fondamentale, c’est ça l’inconscient. Il est fondé sur le fait qu’au cœur même du sujet, dans le plus intime, ce n’est pas une profondeur c’est au contraire une extériorité qui nous gouverne. « Je ne sais pas pourquoi je fais ça mais je ne peux pas m’en empêcher. » Lacan lui radicalisera la question en disant d’une part que l’inconscient c’est le discours de l’Autre tout simplement et d’autre part en mettant l’accent sur l’homologie entre l’individuel et le collectif. Il n’y a pas d’un côté l’individuel, de l’autre le collectif, les deux ne sont pensables qu’ensemble. C’est donc bien ici ce que nous essayons de faire. Trouver le joint entre le social et l’intime à partir d’un point précis qui s’appelle le symptôme. Tel est notre pari.

Cependant nous sommes en 2008, nous ne sommes plus à l’époque de Freud. Quelque chose sous nos yeux se brise avec ce signifiant même de précarité. Ce qui se brise c’est l’idée que chacun naissait dans un monde où c’est l’Autre qui lui donnait sa place : la filiation, la famille, l’école, l’église, l’armée, les institutions… Tout cela devient de plus en plus inconsistant. Et la conséquence c’est que le sujet se retrouve en quelque sorte avec un corps sans mode d’emploi. Que faire avec les autres, avec ce corps dont j’ai hérité sans l’avoir voulu ?

Ce qui est frappant c’est que la mondialisation dont nous sommes les objets aujourd’hui, la globalisation du monde n’a pas crée plus de communication comme on le croit. Elle a crée plus d’individualisation. Nous sommes à l’époque de l’individualisme de masse, chacun est prolétarisé, c’est-à-dire doit faire avec le peu qu’il a sans les ressources symboliques héritées de la transmission traditionnelle. Donc le sujet moderne est un sujet plus ou moins errant. Il tombe dans un monde d’objets sans Autre, c’est-à-dire que la connexion entre l’objet et l’Autre tend à se défaire. C’est pourquoi nous sommes à l’époque de la consommation, envahis d’objets sans savoir quoi en faire, sinon en jouir seul dans son coin. Ces objets font objection au lien social.

Autrement dit, la précarité n’est pas ce que l’on peut réserver au public que nous appelons « précaire », certes ils le sont plus que la moyenne, mais elle est tendanciellement pour tous, c’est-à-dire pour chacun. Ce qui est illustré par la généralisation des emplois précaires, aujourd’hui 30% des salariés. Nous ne pouvons donc pas constituer l’ensemble des gens qui seraient insérés avec de l’autre côté l’ensemble des exclus ou des précaires. Ce qui se développe tendanciellement c’est « précaire pour tous ». Il faut manier avec précaution ce terme de précarité. Nous ne proposons pas une nouvelle identification qui suppléerait au défaut symbolique du sujet moderne. Au CPCT que faisons-nous de cela ? Nous nous servons de ces signifiants-là de l’époque : « précaire » « dépression » « isolement » etc. Si les gens s’y reconnaissent, c’est bien que ça parle de quelque chose. Et ça parle aussi aux politiques puisqu’ils définissent des actions, des dispositifs par rapport à ce ciblage des populations censées représenter la chose. Vous avez entendu dans les exposés cliniques l’art du singulier, c’est-à-dire l’art de faire surgir pour chacun son mode de précarité et sa façon d’y répondre. Nous y reconnaissons un trait du mal-être de chacun, tout en faisant aussitôt dé consister l’épaisseur de ce signifiant, car il collectivise au lieu de singulariser.

Notre hypothèse de fond serait celle-ci : le lien social se construit non pas par identification, par un pour tous, par une adaptation à la norme mais par un nouveau savoir-y-faire avec ce qui pour chacun ne va pas. Nous essayons d’accueillir ce qui est propre à chacun, le symptôme. Une statistique m’a frappé dans ce qui a été ramené par notre directrice : sept-cent-cinquante personnes prennent rendez-vous, cinq cents seulement viennent au premier rendez-vous. Il y a une énorme perte entre les deux. Vous prenez rendez-vous et vous ne vous présentez pas au rendez-vous. Dans la pratique libérale nous ne voyons pas du tout cela, au moins pas dans cette proportion. Donc il faut entendre que pour certains sujets, ne serait-ce que rencontrer quelqu’un pour parler est déjà trop. C’est ce que Jean Furtos appelle très justement « l’auto exclusion », le degré zéro du sujet je dirais. Pour lui, prendre la parole n’est pas accessible à ce moment-là de sa vie.

Le CPCT est-il un lieu d’écoute ? Je ne vais pas vous dire le contraire puisque nous ne faisons que ça. Nous ne donnons pas des conseils, nous ne disons pas ce qu’il faut faire, cependant est-ce un lieu uniquement d’écoute ?
Qu’est-ce que nous accueillons ? Le sujet ai-je dit. Le sujet n’est pas la personne ni l’individu. La personne est encombrée de ses images, de ses identifications, de ses rôles. L’individu c’est celui qui est tout seul, qui n’est pas divisé, individere. Nous accueillons le sujet c’est-à-dire celui qui a un inconscient supposé, c’est-à-dire qu’il suppose qu’il fait les choses sans trop savoir pourquoi. Il ne sait pas la cause de ce qui l’anime. Ce qui est donc spécifique à l’écoute et au travail sur la parole, c’est que la formation analytique mène à cette chose-là un peu étrange, à savoir que parler n’est pas toujours un bien. A la fois nous ne sommes que des praticiens de la parole et pourtant nous savons que pour certains il convient de trouver le mode singulier de parole. Autrement dit il ne s’agit pas de s’exprimer, de tout déballer, de tout dire. Pourtant chez certains sujets c’est ce que l’on pourrait croire qui est utile. Raconter ses traumatismes et souvent les histoires des sujets que nous avons rencontrés sont faites de traumatismes et de situations terribles. Bien entendu qu’il est possible de parler de cela, cependant il convient de voir que ceci n’est pas toujours la bonne façon de faire.
Je pense à l’exemple de cette dame qui racontait comme elle dit ses « traumatismes » et à chaque séance elle en avait toujours un nouveau. Elle racontait ses bourreaux, la façon dont les personnes qu’elle rencontrait dans sa vie la traitaient aussi mal. Au bout de quelques temps de ce régime elle vient à la séance suivante en disant que cette semaine a été vraiment très dure pour elle, elle était épuisée. Voyez que de raconter tout ça l’avait épuisée plus que soulagée car parler peut donner consistance à ce qui est intraitable, alors qu’il s’agit de s’en séparer plutôt que de s’y coller. Il convient avec cette dame, non pas de refuser ses traumatismes, mais de savoir qu’un autre mode de la parole existe qui n’est pas forcément une exhibition. Nous savons aussi que trop parler peut faire délirer. Nous le savons avec les psychotiques. Il s’agit donc de se méfier de l’interprétation à tout va qui peut pousser à délirer beaucoup plus qu’il ne serait raisonnable de faire. Nous savons aussi qu’il ne s’agit pas de prendre le sujet du côté d’être la victime, non pas qu’ils ne le soient pas, cela arrive, il ne s’agit pas de dire qu’il a voulu être maltraité. Il s’agit de penser que mettre l’accent sur cette dimension du sujet est aussi l’y fixer plutôt que lui permettre de trouver la voie d’échappatoire de ce trop de réel.

Alors que cherchons-nous à faire ? Lorsque nous parlons il y a un brouhaha de la parole, nous racontons, nous déversons et ce que nous disons alors est souvent d’un intérêt plutôt limité, pas toujours essentiel. Mais il faut qu’il y ait cela, pour saisir au milieu de ce brouhaha, le trésor de la singularité. Comment trouver cette pépite du moment où le sujet peut dire son pas pareil, sa disparité, sa bizarrerie à travers un mot qui lui sera propre, le petit détail sur lequel sa singularité va s’appuyer. L’analyste se règle sur l’irrégulier, le odd anglais, l’impair, c’est pourquoi l’inconscient fait appel à l’impair. Ce n’est pas un usage de la parole pour se réconcilier avec le sens commun. Par exemple le sens commun dit « pour être comme tout le monde il faut avoir un travail ». Non pas que nous ne voulions pas que les gens aient un travail bien sûr, mais il s’agit de chercher l’usage unique de la langue qui permettra à cette dame après quelques séances de dire « finalement ma manière d’être dans ce monde c’est de rester sur la marge. » Cette formule entendons-là bien. Elle définit un style de vie, le sien, cela suppose un choix, une éthique, un jugement porté sur sa propre conduite. Le sujet n’est pas l’objet de l’Autre, il peut poser le rapport à son être comme un jugement. C’est ce que nous visons à dégager lorsque c’est possible et cela ne l’est pas toujours, ce moment où le sujet peut, de son style de vie, trouver une adéquation avec son rapport à l’autre. Il s’agit de relier le plus intime à l’autre selon un nouveau lien, par un dire qui implique deux dimensions. Le dire n’est pas la parole. Le dire c’est ce qui fait événement, c’est ce qui fait qu’après ce n’est pas comme avant, alors que dans la parole on met l’accent sur parler, parler, parler c’est-à-dire, jouir encore plus du blabla. Dans le dire, on cherche au contraire ce qui fait coupure. Le dire implique un moins. Il est une perte de jouissance et la condition du lien social. Pour construire un lien à l’autre, il faut qu’on manque de quelque chose. C’est pourquoi l’autiste a tant de peine avec le lien social puisqu’il semble ne manquer de rien. Je dis bien « il semble ». Il y a un moins mais il y a aussi un plus, comment faire de son symptôme un nouvel usage ?

Notre politique est donc une politique de la rencontre. Elle ne peut se mesurer qu’avec chaque cas. C’est une pratique qui vise à la singularité mais qui ne se fait pas dans le vide. Le CPCT est une institution. On y rencontre des sujets certes un par un, des psychanalystes un par un, même s’il y en a deux. Qu’est-ce qu’une institution ? C’est ce qui a des règles, c’est ce qui institue quelque chose. Il y a des règles au CPCT, comme tout dispositif de la santé, du social, du RMI… La politique c’est inventer des dispositifs pour traiter des points d’impossible. On essaye malgré tout de bricoler quelque chose avec des points d’intraitable. Par exemple il y a une règle qui dit au CPCT, c’est seize séances. Voilà une absurdité incroyable, pourquoi seize plutôt que quatorze, treize ou vingt-deux ? Ne croyez pas que cela veut dire qu’on sait qu’il faille seize séances pour régler les problèmes des gens. Cela montre plutôt l’arbitraire propre au signifiant. Dès lors que l’on instaure une règle, elle a un côté arbitraire. Le problème n’est pas sa justification sur le fond, c’est l’usage qu’on en fait. Autrement dit, si nous disons « le traitement c’est seize séances », ce n’est pas que nous sachions que le symptôme mérite seize séances pour être traité. D’autres pensent que c’est comme ça que ça marche. Dans les thérapies comportementales on vous indique un rapport entre tel symptôme et le nombre de séances. Vous avez peur des araignées, dix séances, vous avez une phobie sociale, quinze séances, et l’on considère que si la guérison ne vient pas c’est que soit l’indication a été mal posée soit que vous êtes spécialement résistant. Nous ne raisonnons pas comme cela.
Les seize séances introduisent une précarité pour le psychanalyste qui se trouve en quelque sorte dans des conditions bien plus précaires que ce qu’il fait dans son cabinet où comme vous le savez, on a toujours tendance un peu à penser « mais on verra ça à la prochaine séance ». Là au contraire il y a un effet de précarité et d’urgence qui exige une présence en acte beaucoup plus radicale.
Ce dispositif est donc fait non pas pour normer quelque chose d’un point de vue du maître, mais pour s’en servir.

Je vais vous donner un exemple clinique qui m’a beaucoup frappé dans les groupes de contrôle que j’anime. Il s’agit d’une dame d’une trentaine d’années qui vient au CPCT, qui vit de façon très précaire avec des petits boulots. Pendant longtemps elle a vécu dans des squattes, dans des conditions qui sont celles de notre époque, extrêmement instables. Elle raconte comment tout ceci s’est construit dans son histoire : une mère schizophrène avec laquelle elle n’avait aucun lien affectif, un père violent qui la battait. Elle arrive à isoler un événement très précis de son enfance. « A huit ans mon père m’a battue d’une façon particulièrement violente. Je me suis dit « tu peux me tuer mais tu ne changeras jamais ce que je suis » ». Voilà ce que cette dame peut dire après-coup de ce qu’elle a fait à huit ans. A quinze ans elle décide de quitter sa famille. Elle part seule dans la société, dans une vie marginale. Elle raconte comment sa mère l’a regardée partir sans dire un mot, ni faire un geste. Voilà donc un sujet à la fois laissé tomber par l’Autre maternel et violenté par le père. Cependant elle a forgé sa réponse « tu peux me tuer, tu ne changeras pas ce que je suis ». Nous en déduisons que ce sujet a pu répondre à ce moment-là et construire son existence à partir de ce choix de se fonder sur elle-même, ce qui n’est pas sans inconvénient.
Alors au CPCT qu’est-ce qui se passe de si bizarre ? Cette dame, après quelques séances, commence à ne pas venir. Elle manque une séance mais elle appelle soit au moment de la séance soit une heure plus tard pour dire qu’elle a été empêchée. La séance d’après elle revient, la séance d’après elle s’absente et à nouveau « j’ai été empêchée ». Ceci va se répéter plusieurs fois. Cette dame a une particularité ; elle refuse toutes les aides sociales, elle ne veut pas dépendre du RMI,  « Je ne veux rien devoir à l’autre » dit-elle. Entendez cette proposition et l’écho qu’il y a dans cet énoncé avec son histoire personnelle.
Alors que se passe-t-il quand elle vient au CPCT et qu’elle manque une séance sur deux. Nous avons fait l’hypothèse qu’elle est en train de construire un Autre à sa façon, un Autre qui puisse manquer, qui puisse revenir et qui n’est pas l’Autre qui l’a laissée tomber ou qui la violentait. Il nous a fallu poser la question de l’usage des séances que cette dame fait et on peut dire que ces séances manquées en alternance avec des présences était une façon de construire un Autre qui puisse à la fois manquer et être là, c’est-à-dire un Autre symbolique, ce qu’elle n’avait pas pu faire dans son enfance. Cela se payait du fait que sa vie n’était qu’une vie d’errance parce que sa vie dit-elle, est une vie de nomade. Elle aime les nomades, ceux sur qui on ne peut pas mettre la main, qui sont toujours ailleurs. Il est probable que cette dame va rester nomade mais sans doute que ce qui s’est passé pour elle au CPCT lui permettra de construire aussi un certain commerce avec l’autre, savoir qu’on peut aussi attendre, espérer, donner, échanger, et non pas forcément ne vivre qu’en nomade sans rapport à l’Autre. Cet exemple est très frappant quant à la manière dont le sujet peut se servir de la rencontre et de l’institution. C’est aussi une connexion entre clinique et politique.

Au CPCT on fait foule d’une certaine façon (500 personnes reçues en un an) pas comme un ensemble, mais à partir du un par un. Le un qui n’est pas le tous pareils, mais celui où chacun peut connecter son symptôme à un nouveau rapport à l’Autre. Ce n’est pas glorieux. En psychanalyse nous vantons d’abord les vertus du ratage à condition qu’on s’en serve, de la bonne façon. Cela est une contribution modeste mais réelle à une politique de civilisation. Pouvons-nous dire qu’au CPCT nous proposons un nouveau mode de lien social à l’époque où l’angoisse et le délitement du lien dominent ? Sans doute modestement pouvons-nous le dire mais ce que cette journée fait entendre c’est que ce qui est accueilli du plus singulier du sujet ne peut tenir que si, à côté, les sujets sont pris dans un discours qui tient la route. C’est-à-dire qu’il est aussi nécessaire qu’il y ait des travailleurs sociaux qui travaillent, des politiques qui fassent des choix et des gestionnaires qui mettent en place des dispositifs qui permettent de répondre à la singularité de chacun.